12 janvier 2024

Concrétiser par des actions les aspirations d’impact durable

Pour réaliser des progrès en matière de décarbonation et d’impact social, les investisseurs doivent être pleinement alignés sur leurs gestionnaires, affirment Sunita Mahant et Simon Lauzier

A l’occasion du numéro spécial de PERE consacré à l’investissement durable, Sunita Mahant, cheffe de l’impact social et de l’inclusion, Investissement durable, et Simon Lauzier, chef des finances et de la performance d’affaires, examinent les défis et les opportunités liés à l’investissement durable auxquels sont confrontés les investisseurs, et identifient les pratiques de pointe développées pour les aider à atteindre leurs objectifs environnementaux, sociaux et d’équité. Ils insistent également sur la nécessité d’avoir un plein alignement d’intérêts avec l’ensemble des parties prenantes afin de pouvoir réaliser des progrès en matière de décarbonation et d’impact social.

Cet article a été initialement publié en anglais sur le site de PERE. Cliquez ici pour lire la version intégrale en anglais.


Depuis plus de dix ans, Ivanhoé Cambridge s’efforce à intégrer des critères de durabilité dans ses activités et son processus d’investissement, tout en contribuant à la sécurité financière de ses six millions de bénéficiaires. La filiale immobilière de la Caisse de dépôt et placement du Québec vise, d’ici à 2040, à mettre en œuvre une stratégie net-zéro carbone pour son portefeuille immobilier mondial.

Pourquoi les investisseurs devraient-ils intégrer la tarification du carbone dans l’évaluation de leurs actifs et leurs décisions financières?

Simon Lauzier : L’environnement bâti est responsable de 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et, à l’échelle d’une ville, les immeubles produisent en moyenne 60 % des émissions. Ce secteur constitue donc une cible évidente pour les politiques de réduction des émissions de carbone.

En tant qu’activité à long terme, l’investissement immobilier est donc fortement exposé aux effets des changements climatiques en tant que tels ainsi qu’aux modifications des réglementations et aux attentes des parties prenantes qui en découleront. Pour nous aligner sur une trajectoire conforme à celle de l’Accord de Paris, nous devrons, d’ici à 2050, entreprendre une rénovation en profondeur de 80 % du parc existant.

Toutefois, des recherches menées par l’Urban Land Institute (ULI) montrent que seulement 4 % des investisseurs immobiliers européens intègrent ou utilisent un modèle de tarification fictive du carbone dans leur processus de souscription. Trop souvent, le carbone n’est pas du tout pris en compte, alors qu’il représente un facteur de risque croissant pour les investisseurs.

En tant qu’industrie, nous devons mieux anticiper le risque carbone qui se concrétisera dans le futur et fixer le prix ou le coût de cette externalité. Cela signifie qu’il faut être proactifs et d’examiner les transactions sous le bon angle pour nous assurer que nous achetons et vendons au bon prix.

Quels défis les investisseurs doivent-ils relever à cet égard?

SL : L’accès à des données fiables de qualité concernant la consommation d’énergie, l’efficacité énergétique, les estimations des émissions de carbone et les coûts d’investissement nécessaires pour rénover les biens immobiliers représentent un défi pour l’ensemble du secteur. Dans la plupart des territoires, par exemple, les baux n’obligent pas les locataires à partager leur consommation d’énergie avec leur propriétaire, et certains d’entre eux ne veulent tout simplement pas le faire.

L’environnement actuel du marché représente aussi un autre défi à relever. L’inflation et les taux d’intérêt élevés font qu’il est plus coûteux d’investir dans la rénovation, tandis que l’évaluation de l’impact financier de la décarbonation est aujourd’hui plus difficile à réaliser que dans le contexte d’une situation de marché stable. Nous devons donc acquérir une meilleure connaissance de nos portefeuilles et créer un meilleur alignement d’intérêts avec nos gestionnaires d’actifs externes, nos gestionnaires immobiliers, nos sociétés de gestion, nos prêteurs et nos locataires afin d’apporter des améliorations sur le plan ESG et d’obtenir de meilleurs résultats en matière de décarbonation en liant la performance ESG à la performance financière.

Chez Ivanhoé Cambridge, nous avons mis en place une nouvelle métrique, le TRI (taux de rendement interne) vert, qui est essentiellement une tarification fictive du carbone, afin d’évaluer la sensibilité des flux de trésorerie projetés dans chaque région à un avenir dans lequel le carbone aura une valeur. Il tient compte d’un prix du carbone pendant la période d’investissement, la période de détention ainsi que de l’impact du carbone sur la création de valeur à la sortie.

Cette métrique ne remplace pas les méthodes traditionnelles d’évaluations financières, mais elle apporte un éclairage supplémentaire afin de nous aider à prendre de meilleures décisions. Elle nous aide à mettre en œuvre une stratégie de « du brun au vert », car nous serons en mesure de mieux distinguer les prix des actifs bruns et verts, et de calculer la valeur que nous pouvons créer en transformant nos actifs bruns en actifs verts.

Le TRI vert nous aidera à mieux identifier et à mieux saisir la valeur créée lorsque nous investissons dans la modernisation et la rénovation d’un bien immobilier.  Par exemple, nous avons rénové Place Ville Marie, un complexe de cinq immeubles de bureaux à Montréal, afin d’atteindre les normes de performance énergétique les plus élevées, ce qui a permis de réduire les émissions de carbone de l’actif de 40 % et d’améliorer le TRI vert de 130 points de base. Certains de nos paris s’intéressent également au concept de TRI vert et nous participons à des groupes sectoriels visant à le perfectionner et à en encourager l’adoption à plus grande échelle.

Place Ville Marie, Montréal, Québec, Canada

Quels progrès avez-vous réalisés dans la mise en œuvre de l’impact social et de l’inclusion dans vos processus de vérification diligente?

Sunita Mahant : Nous vivons à une époque où nous sommes confrontés à des répercussions majeures sur les communautés. Le monde est de plus en plus inéquitable : 1 % des personnes les plus riches possèdent 46 % des richesses et les ménages à faible revenu sont de plus en plus vulnérables.

La population est également vieillissante : d’ici à l’an 2100, 24 % de la population mondiale aura plus de 65 ans. Plus que jamais, les gens se préoccupent de leur santé, de leur capacité à mieux vieillir et de leur qualité de vie. Les villes sont plus densément peuplées, plus animées et plus diversifiées qu’elles ne l’ont jamais été auparavant.

En tant qu’investisseur immobilier, nous avons un rôle unique à jouer dans l’aménagement des villes. Pour relever ces défis, nous devons adopter une approche à long terme, inclusive et durable. L’inclusion et l’impact social sont intégrés dans nos objectifs de performance et représentent pour nous une priorité stratégique.

Lorsque nous analysons une éventuelle transaction, nous tenons compte de facteurs tels que la santé et la sécurité, le bien-être, l’accès aux services, le transport en commun et l’engagement communautaire. Nous avons aussi créé un système de responsabilisation qui lie les performances sociales à des incitations financières. Dans le cadre de la « promotion immobilière », les gestionnaires qui travaillent en partenariat avec nous sont récompensés en fonction de la manière dont ils atteignent des indicateurs clés de performance en matière de développement durable.

Nous sommes en train de mettre ce système en œuvre et, au cours des 12 derniers mois, nous avons évalué nos premiers investissements selon cette méthode et lié la performance ESG à la rémunération du ou de la gestionnaire. Nous avons également entrepris des démarches en vue de mettre en place un système d’approvisionnement responsable que nous souhaitons intégrer à notre chaîne d’approvisionnement.

En quoi la création d’une culture plus inclusive au sein d’une entreprise peut-elle contribuer à améliorer la performance des investissements?

SM : Une main-d’œuvre plus diversifiée permet aux entreprises de prendre de meilleures décisions, stimule l’innovation, accroît la résilience et nous permet d’être mieux équipés pour traverser les périodes d’incertitude, ce qui, en fin de compte, stimule la performance. Nous avons un large éventail d’objectifs en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) intégrés aux indicateurs clés de performance annuels de notre entreprise. Nous avons aussi constitué une équipe chargée de l’impact social et de l’inclusion.

Au cours des 12 derniers mois, nous avons obtenu la certification EDGEplus, une certification internationale en matière d’équité entre les genres et d’équité intersectionnelle. Ivanhoé Cambridge compte également trois groupes-ressources employé.e.s qui contribuent à des changements plus inclusifs : Fierté IC (LGBTQ2S+), BIPOC IC et Femmes IC.

L’année dernière, nous avons été signataires de l’initiative « Diversity in Action » de l’Institutional Limited Partners Association (ILPA). Cette initiative encourage l’adoption des meilleures pratiques en matière de diversité et d’inclusion, la prise en compte de ces priorités dans la culture d’entreprise ainsi que la collecte et l’analyse de données démographiques. Nous avons activement encouragé nos partenaires du monde entier à se joindre à nous en signant, eux aussi, l’initiative. Jusqu’à présent, 20 % d’entre eux ont déjà répondu à cet appel et, cette année, 8 % de plus sont en voie de devenir signataires.

Nous examinons désormais de plus près la manière dont nos immeubles sont conçus et exploités, et ce, dans une optique d’inclusion. A titre d’exemple, l’éclairage n’est pas seulement envisagé sous l’angle de l’amélioration de l’efficacité énergétique, mais aussi sous celui de son impact sur les personnes d’âges différents. Notre priorité est d’améliorer l’expérience globale et le confort du point de vue du bien-être et de l’inclusion.

L’année dernière, nous sommes enfin devenus l’une des premières organisations à adopter la notation WELL Equity.  Cette notation s’inscrit dans le cadre de la certification WELL et offre aux organisations un cadre d’action pour confirmer leur engagement à améliorer la santé, le bien-être, l’accès et la diversité. Nous l’appliquons actuellement à notre siège social et espérons obtenir cette notation d’ici la fin de l’année.

De quelle manière évoluent les structures de gouvernance sur lesquelles les investisseurs s’appuient pour mesurer les performances ESG?

SL : L’investissement à impact ne constitue pas pour nous une catégorie à part. Nous voulons être plus systématiques quant à la manière dont l’ensemble de notre portefeuille améliore les facteurs ESG, et c’est là que la gouvernance entre en jeu. Elle est le ciment qui rend le tout possible parce qu’elle permet de rendre des comptes et d’éviter de tomber dans l’éco-blanchiment ou le socio-blanchiment.

Pour que nos partenaires externes puissent faire des affaires avec nous, nous devons partager une vision commune de la manière d’intégrer les enjeux ESG ou de développement durable dans notre plan d’affaires. Nous avons progressé dans la définition d’attentes qui créent un meilleur alignement des intérêts, tant sur le plan financier que sur celui des indicateurs ESG.

Les certifications et les normes de référence telles que LEED et BREEAM sont toujours nécessaires et nous continuerons à les utiliser, mais, à elles seules, elles ne sont probablement plus suffisantes pour surveiller et attester des performances en matière de développement durable. Les investisseurs sont de plus en plus avertis et exigent des indicateurs de performance plus pointus, comme l’intensité de la consommation énergétique ou des estimations prospectives de l’intensité en carbone.

Pour y parvenir, nous avons adopté le CRREM, le Carbon Risk Real Estate Monitor, afin d’évaluer dans quelle mesure nos actifs et notre portefeuille sont alignés sur une trajectoire carbone conforme à celles des objectifs de l’Accord de Paris. Le GRESB (Global Real Estate Sustainability Benchmark) reste toujours très pertinent sur le plan de l’analyse comparative des performances ESG et, pour les investisseurs mondiaux comme nous, il demeure la solution de référence de prédilection. Nous influençons nos gestionnaires externes pour qu’ils utilisent davantage et mieux ces outils dans la manière dont ils gèrent nos actifs.

Une autre façon de créer un meilleur alignement d’intérêts dans l’ensemble de notre chaîne de valeur est de travailler avec nos prêteurs au moment d’emprunter de l’argent sur les marchés financiers. Depuis 2017, nous avons émis 18 milliards de dollars canadiens (13 milliards de dollars US ou 12,3 milliards d’euros) de financement durable, dont environ 15 milliards de dollars canadiens sous forme de prêts indexés au développement durable, où le coût de la dette est lié à la réalisation d’objectifs comme la réduction de l’intensité en carbone ou la quantité d’investissements sobres en carbone. En mai 2023, nous avons émis une obligation durable de 300 millions de dollars canadiens qui contribuera à financer des actifs verts que nous possédons déjà ainsi que des projets de logements abordables.


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